A propos

Marc Pessin

(Paris, 27 mai 1933 – Saint-Laurent-du-Pont, 4 juin 2022)

Evoquer la vie et l’œuvre artistique de Marc Pessin, l’une et l’autre étant indissociablement liées, ceci en raison de la multiplicité des différents domaines entrecroisés qui ont jalonné le parcours de celui qui vient de nous quitter, nécessite un rappel de l’importance du travail qu’il laisse en héritage à la postérité.

Marc Pessin, à la fois graveur, éditeur, peintre et archéologue de l’imaginaire, est né le 27 mai 1933 à Paris, il a grandi dans l’univers de ses premières années d’existence auprès de sa mère, Berthe – qui d’ailleurs selon lui, lui aurait transmis le goût de la peinture et des arts graphiques – en manifestant une curiosité immédiate insatiable, le portant tout naturellement très vite vers le monde de la création et de l’art. Il entre dans le domaine de la poésie très jeune, à 17 ans, il s’initie à la gravure, et se forme dans différents ateliers de graveurs parisiens, où il expérimente les techniques de cet art traditionnel, il grave son premier livre à partir des poèmes d’amour courtois de Christine de Pisan et commence à réaliser des livres gravés avec les poètes qu’il fréquente à la Coupole, célèbre brasserie parisienne. Son four à céramique se situait 37 bis, rue de la Villa d’Alesia dans le XIVe arrondissement. « D’emblée, j’ai fait des livres avec des gravures, l’un et l’autre sont chez moi indissociables » disait-il. A 19 ans il travaille ensuite pour le cinéma, auprès d’Universal Films et les studios Eclair à Epinay-sur-Seine.

Mais un événement déterminant interviendra dans son cheminement déjà fort riche malgré son jeune âge. En effet, dans la nécessité pour des raisons de santé, de venir se soigner en Chartreuse, il va croiser le regard d’une jeune institutrice prénommée Aimée, alors qu’elle était fraichement en poste à Saint-Julien-de-Raz, faisant que par la force de l’amour qui va naître de cette rencontre providentielle, le mariage qui eut lieu le 17 août 1957 à Saint-Laurent-du-Pont, fit que Marc Pessin vint vivre à Saint-Laurent-du-Pont pour y poursuivre sa carrière artistique, et c’est de cet amour que viendront au monde 5 filles, successivement prénommées : Isabelle, Nicole, Mariette, Noëlle et Laurence.

Quittant Paris il installe en 1965 son atelier au pied du massif de la Chartreuse, achetant la colline des Charbinières, profitant du beau panorama de la Chartreuse qui s’offrait à lui dans son admirable lumière, appréciant le charme de l’atmosphère originale d’une région marquée par la présence de ses montagnes, ses églises, ses chapelles et ses maisons édifiées en pierres, si caractéristiques des monts et vallées situés en cet endroit du Dauphiné. Aimée, son épouse, était nommée peu après à l’école du Revol qui deviendra la demeure familiale.

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C’est à cette époque que date sa collaboration avec Léopold Sédar Senghor, président de la République du Sénégal et poète, collaboration qui va être déterminante pour le rayonnement de son art, puisque Marc Pessin édite le poème « New York » de Senghor en 1967, obtenant pour ce livre illustré par des gravures tirées sur la presse de la Galerie laurentinoise, le Grand Prix de la ville de Berlin.

Fort de cette prestigieuse référence, Marc Pessin – qui fonde une maison d’édition qu’il baptise « Le Verbe et l’empreinte » puisque unissant harmonieusement la langue poétique et le trait de la gravure -, va être amené à collaborer avec les plus grands noms du monde de la poésie, parmi lesquels, outre Léopold Sédar Senghor, figurent Louis Aragon, Alain Bosquet, Miguel-Angel Asturias, Tahar Ben Jelloun, Jorge Luis Borges, Michel Butor, Andrée Chedid, François Cheng, Pierre Dhainaut, Jean-Claude Renard, Bernard Sesé, Pierre Emmanuel, Max Jacob, Henri Michaux, Dominique de Villepin, Georges-Emmanuel Clancier, Jean Follain, Claire et Yvan Goll, Eugène Guillevic, Marie-Claire Bancquart, Marguerite Yourcenar, Ossip Zadkine, Pierre Péju, Andrée Appercelle, Jean-Pierre Chambon, Adonis, etc., m’arrêtant dans l’énumération de cette liste dont l’index des auteurs dont il a illustré les ouvrages, et qu’il a édités, comprend plus de 251 personnalités du monde la littérature et de la poésie. D’ailleurs pour se faire une idée de l’immense travail accompli, signalons que Marc Pessin est ainsi à l’origine d’un grand nombre d’ouvrages de bibliophilie contemporaine dont on dénombrait en 2011, lors d’un inventaire, près de 1 250 titres.

Pierres Seghers, célèbre fondateur des éditions du même non, disait à propos de l’étendue impressionnante de l’œuvre accomplie : « Au cœur du Massif de Chartreuse, loin du bruit et des vaines agitations, dans un vaste atelier dédié à la lumière, un homme apprivoise ses outils, ses matériaux, son énergie, sa création. Dans le domaine enchanté du travail bien fait, il renoue avec la grande tradition, tout en s’affirmant « résolument moderne » (Rimbaud). Il est de la famille des créateurs du livre… Sa main d’or conduit ses burins, ses pointes et ses gouges avec une décision, un trait exceptionnel, sans repentirs possibles. Sa passion est celle de Christophe Plantin à Anvers, des Elzevier à Leyde, des Estienne à Paris au XVe siècle. Que peuvent les siècles, quand certains sont toujours là, toujours, pour « maintenir » ? 1»

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Au fil des ans, invité à présenter son travail qui avait acquis une renommée internationale, Marc Pessin participa ainsi, de 1965 à 2018, à environ 61 expositions à l’étranger (Allemagne, Etats-Unis, Canada, Luxembourg, Japon), mais aussi en France, présentant par huit fois à Paris – par un juste retour des choses lui qui en était natif -, ses éditions et œuvres gravées, étant par trois fois accueilli par la Bibliothèque nationale de France, distingué en tant qu’invité d’honneur lors du Salon du livre en 1981. Notons également qu’il reçut par quatre fois le prix du « Plus beau livre de l’année » décerné par le Comité français du livre illustré, et en 1982 le diplôme de prestige à la Foire du Livre d’art à Leipzig.

Maîtrisant toutes les techniques de la gravure, de la taille-douce au laser, en passant par l’utilisation de fraises-meulettes, d’empreintes tirées à sec ou huilées, de pochoirs, d’encre de chine, de peinture à l’huile, le poète Alain Bosquet quant à lui décerna le titre de « sculpteur sur papier », il est sollicité par exemple pour des créations de bijoux (le couturier Jacques Esterel fait appel à lui), des esthétiques de voitures de luxe (Matra sport), il réalise aussi l’esthétique de flacons de la parfumerie Daniel Portault, il crée le sigle de la société Beckton Dickinson. En 1978 lors d’un voyage en U.R.S.S, il rentre en contact avec des poètes et graveurs russes dissidents et édite six d’entre eux présentés lors d’une exposition qui constitua un évènement à Saint-Laurent-du-Pont.

Ses livres se trouvent aujourd’hui dans plus de 85 bibliothèques, les fonds les plus riches étant à Grenoble, Paris, Saint-Dié, Chambéry, Clermont-Ferrand, Albertville, Lucinges, et à la Bibliothèque Nationale du Grand Duché du Luxembourg. La Ville de Grenoble quant à elle possède à elle seule 218 œuvres conservées à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine. Et si en 2009 Grenoble lui consacra quatre grandes expositions, dont une au Musée de Grenoble, en 2011, pour l’ensemble de son travail, il reçut en distinction la Grande médaille d’or de la ville de Grenoble.

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Il faudrait, pour retracer toute l’activité intense de Marc Pessin, de nombreuses lignes encore, dans lesquelles apparaîtraient en une constante empreinte qui ne manquait par de verbe, les visages attachants de tous les êtres, issus de la famille constituée par Aimée, ses parents résidant à Villette et les 5 filles, une famille qui s’agrandira rapidement avec les gendres, les petits enfants et à présent arrières petits-enfants, le tout formant un univers animé, avec ses joies et ses peines, mais toujours passionné, vivant et possédant une incroyable énergie qui semble être comme la marque distinctive de tout ce qui est provenu de la rencontre fondatrice et déterminante d’Aimée et de Marc.

Toutefois Marc, éternel cherchant, esprit à l’inventivité constante, ne pouvait se satisfaire de ce qui avait été réalisé qui était déjà immense. Il lui manquait de retrouver les racines perdues de l’infini, de retrouver la trace des antiques civilisations à jamais enfouies dans la mémoire des siècles et de l’imaginaire. C’est ainsi qu’une étonnante « civilisation » se fit jour dans l’imagination foisonnante de Marc, une civilisation qui lui permettra de livrer l’essence la plus aboutie, la plus personnelle, et sans doute la plus intime et originale de son art. Organisant des fouilles, il mettra ainsi à jour d’abondants vestiges, attestant de ce qui fut jadis bien davantage qu’une culture, mais la piste retrouvée d’un pays des merveilles constituée de plus de mille deux cents signes dénombrés sur des sceaux, cylindres et tablettes, ossements et même fragments de tissus récoltés dans toute la Chartreuse, puis ailleurs, à l’occasion de chantiers où la terre était creusée en profondeur.

Tout à la foi le découvreur et l’inventeur de cette « civilisation », Marc Pessin donna naturellement son nom aux « Pessinois », défrichant leur mémoire et déchiffrant leurs secrets, en écho aux ruines du site de Pessinus, près d’Ankara, où l’on sait que, dans l’antiquité, les Phrygiens élevèrent un temple consacré à la déesse-mère Cybèle, vénérée par le truchement d’une pierre noire, cette pierre étant, dit la légende, une météorite tombée du ciel : les Pessinois, eux aussi, paraissaient être venus d’ailleurs, d’un tout autre espace, et s’ils essaimèrent en divers points du globe, leurs premiers et principaux vestiges furent découverts en différent endroits du massif de la Chartreuse, en Isère, mais d’abord et surtout, évidemment, autour du lieu-dit des « Charbinières », à Saint-Laurent-du-Pont.

Ces vestiges témoignent des retrouvailles avec un monde perdu, ils nous reconnectent à un lointain passé ; et plus encore lorsque ce passé demeure utopique, Marc Pessin disait précisément de cette civilisation : « on sait que le langage utilisé par les Pessinois correspond à un double codage, sémantique et fréquentiel. Il mélange des signes alphabétiques et des idéogrammes ». De l’imagination du passé à la création du futur, c’est le monde fantastique qu’inventa Marc Pessin. Laurent Olivier, conservateur du département de l’âge du fer au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, en rappelant, comme l’historien des religions Mircea Eliade l’a montré, que « le mythe est toujours une histoire vraie parce qu’il se réfère à la réalité », soulignait que dans le cas des Pessinois « le mythe doit être considéré comme une technique opératoire », et Marc Pessin rappelait fort justement à ce propos : « J’ai passé toute ma vie à ajuster la réalité à mes songes, mais quelquefois je confonds la réalité avec la réalité. Je ne suis bien qu’ailleurs ».

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C’est donc bien cet « ailleurs », cet au-delà mystérieux que rejoint aujourd’hui celui que nous conduisons vers sa dernière demeure terrestre, en étant persuadé que dans ce lieu authentiquement situé en dehors de l’espace et du temps, en cette dimension inaccessible échappant à tous les concepts, Marc va retrouver l’essence même de ce qui fut pour lui le but de sa vie : percevoir en sa pleine clarté, derrière les formes, les lignes, les traits et les symboles, en sa Vérité sans déclin la « Lumière de l’Esprit ».

Qu’en cet instant où Marc – entouré de tous les siens, de ceux qui l’ont aimé, de ses amis, de ses proches et fidèles intimes, et bien sûr de ses chères filles qui furent auprès de lui d’un dévouement tout-à-fait admirable, le veillant et l’accompagnant nuit et jour lors des récentes années écoulées alors que le poids des ans s’imposait de façon difficile, et ce jusqu’à ses derniers moments -, rejoint pour l’éternité sa chère épouse Aimée et sa maman Berthe, sachons, de façon certaine, que toutes les nombreuses traces, innombrables et prodigieusement multiples et diverses, qu’il laisse sur ce beau chemin de la passion créatrice qui le caractérisa en son être le plus profond, ne seront pas perdues mais perdureront dans l’âme de chaque chercheur véritable, flamme jamais éteinte en chaque âme assoiffée de rêves et en espérance de l’Infini, et ce à toutes les périodes de l’Histoire, qu’elle soit réelle ou imaginaire peu importe, car l’art depuis toujours et pour toujours est sans naissance réelle, ce que traduisit parfaitement la civilisation pessinoise, archéologie de l’immanence perpétuelle au devenir sans commencement et sans fin, Marc Pessin aimant à souligner ce message que nous conserverons précieusement en mémoire : « Le temps est étrange, il emporte des choses vers un lieu lointain auquel nous ne pouvons accéder, mais de là elles continuent à exercer leur effet magique sur nous » 2. Cette « magie » Marc l’a transmise et, nous pouvons en être absolument persuadés, elle demeurera à travers l’étrangeté des temps, ceci une certitude.

Que Marc Pessin repose donc en Paix, ayant franchi maintenant les portes de ce « lieu lointain » qu’il évoquait dans son espérance terrestre, se trouvant placé entre les colonnes du Temple céleste dans lequel règnent « Force », « Sagesse » et « Beauté », lui « qui n’était bien qu’ailleurs » selon son expression, en le sachant, lui le « Voyageur immobile », le fidèle et constant compagnon des étoiles, enfin infiniment libre et heureux en ayant retrouvé et rejoint Aimée et Berthe, pour toujours, au sein de « l’Ailleurs Absolu ».


1 Pierre Seghers, 1985.

² Marc Pessin et Christophe Didier, « Inventer un patrimoine : entretien avec Marc Pessin », La Revue de la BNU, 5 | 2012.